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Judith, 56 ans: Le sida m’a volé ma santé, ma vitalité, ma jeunesse

Je suis arrivée en Belgique il y a 11 ans, dans des circonstances mêlant étroitement raisons de guerre et problèmes de santé. Je cumule donc les difficultés liées à l’exil et au sida.

L’exil m’a coupée de tout: mon environnement familial, social, professionnel et géographique. Du jour au lendemain, je suis passée du statut de cadre à celui d’assistée, dans un pays qui, par la force des événements, est devenu le mien. Je n’y avais jamais vécu auparavant, ni même envisagé d'y vivre. J'avais encore moins pensé mourir loin des miens, éparpillés dans le monde entier, sans l’avoir choisi.

C’est une situation effrayante, une souffrance indescriptible, d’être ainsi séparée de tout ce qui a jusque là peuplé votre univers. N'appartenir à aucun noyau familial, devenir tout doucement une étrangère aux yeux de ceux qui vous étaient proches. C’est presque invivable, parfois. C’est là que j’ai compris le sens des mots « apatride » et « isolement ».

Le sida m’a volé ma santé, ma vitalité, ma jeunesse. Il m’a plongée dans un monde d’incertitude, d’angoisse, de douleur, d’insécurité physique, mentale et de profonde solitude, où la vie et la mort se chevauchent, dans chaque geste de la vie quotidienne. L'enchevêtrement de la vie et de la mort est inexplicable à ceux qui ne l’ont pas vécu. C’est sans doute ce qui cause l'isolement. Réflexion faite, on est toujours seul dans la souffrance.

Ce duo explosif d’exil et de sida fait le lit de toutes les discriminations, du déni des droits les plus élémentaires. Lors de mon évacuation forcée en octobre 1996, sortie trop tôt de l’hôpital pour m’enfuir, effrayée et chassée de mon propre pays, j’ai été spoliée par mon employeur de la moitié d’une somme négociée, arrachée à la hâte. J’en avais désespérément besoin pour financer ma fuite vers l’inconnu.

C’est dans ces conditions surréalistes que je suis arrivée en Belgique en novembre 1996, avec comme bagages un jeans et cinq T-shirts. J’ai aussitôt entrepris des soins médicaux onéreux en ambulatoire ainsi que mes démarches de demande d’asile. Un mois plus tard, durant la période des fêtes, épuisée, à peine remise de ma cavale et de ma dernière hospitalisation, je me suis retrouvée aux urgences pour une méningite mal soignée. J’avais dû interrompre le traitement pour fuir. Les médicaments qui auraient pu m’aider n’étaient plus à ma portée.

Au cours de l'hospitalisation, médecins et comptables se succédaient à mon chevet. Les uns, visiblement préoccupés par mon état, me prodiguaient des soins. Les autres me réclamaient une caution hebdomadaire de 200.000 FB que je ne pouvais pas trouver du fond de mon lit. Au bout de deux mois d’hospitalisation, ne pouvant plus rien pour moi, on me renvoya chez moi, aveugle et paralysée, avec une dette de plus de deux millions de francs belges pour les soins reçus. Ce fut un cauchemar. Ma famille à l’étranger fut poursuivie pour régler cette dette dont j’étais dans l’incapacité physique de m’acquitter. Ces factures furent envoyées à mon ancien employeur en Afrique. Il ne daigna pas répondre, même pour dire qu’il refusait de les régler. Elles furent aussi transmises au CPAS de ma commune, que le Tribunal du travail condamna à payer. Une action en justice entamée dans mon pays condamnait également mon employeur à régler ces frais. J’étais trop faible pour m’en occuper, et laissais le gouvernement belge régler cette affaire, dont l’injustice me dépassait. Quant à la somme spoliée à la veille mon évacuation forcée, elle me reste toujours en travers de la gorge, et mes courriers de réclamation sont jusqu’à ce jour restés sans réponse.Le plus surprenant est ce silence qui vous donne presque l’impression de ne plus exister, d’être enterrée vivante.

Deux ans après le premier procès, je retournai au Tribunal du travail pour la remise en question de mon handicap par un médecin expert du Ministère de la santé qui, sans se donner la peine de m’ausculter, trouva que j’avais trop bonne mine pour une malade du sida. Ce fut une horreur absolue de prouver ma bonne foi, devant un expert médical désigné par le Tribunal du travail, en présence de ce médecin expert du Ministère de la santé, de l’assistante sociale de la Ligue Braille, de mon jeune avocat. Les rapports médicaux, fournis par l’infectiologue, le diabétologue, l’ophtalmologue et l’expertise du kinésithérapeute, ne suffirent pas à convaincre. On se demande comment un médecin peut remettre en cause la crédibilité de ses confrères.

Il me fallut baisser mon pantalon, pour prouver ce qui était bien spécifié dans les rapports du kiné et de l’infectiologue, à savoir l’état désastreux de mes jambes, déformées par la paralysie et les effets secondaires des médicaments. Tant d’efforts, d’humiliations, pour faire valoir son droit au statut d'handicapée...

Je ne crois pas que je pourrai faire à nouveau valoir mes droits dans ces conditions, ni me défaire de ma colère et de ma révolte pour ces traitements dégradants. Sans le soutien de mon jeune avocat, de mon médecin, de mon kiné et de l’assistante sociale, j’aurais sûrement baissé les bras avant mon pantalon. Nous n’aurions pas gagné ce procès. Ceci pour démontrer la difficulté de faire valoir ses droits en tant que personne exilée vivant avec le VIH, puisque nous n’avons même plus de considération en tant qu’être humain responsable. Avec le sida nous perdons notre statut d’adulte responsable, le respect dû à l'humain.

Pour la plupart d’entre nous, nous sommes des survivants du sida. Après avoir vaincu la mort, fait le deuil de notre deuil, on nous reconnaît certes «le droit à la vie », mais pas « le droit de vivre ». Nous sommes dépossédés même de notre maladie, de notre sida.Devant ces discriminations conscientes ou inconscientes, visibles ou invisibles, très souvent sournoises, comment pourrions-nous faire valoir nos droits sans avoir « le droit d’exister » ? Comme le dit si bien Aminata Traore : « Il n’y a pas dépossession plus grave que celle qui interdit à un sujet l’accès à la question qui le concerne. »

Auteur: Judith, le 1 Janvier 2008